
La responsabilité des parties à un contrat à l’égard des tiers : Cour de cassation 3 juillet 2024 n°21-14.947 (commentaire)
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Les faits de l’arrêt rendu le 3 juillet 2024 par la Cour de cassation n°21-14.947 peuvent se résumer par ce schéma :
Par un contrat signé entre elles, la société A confie le transport de ses machines en vue de leur exposition dans un salon à la société B. Une de ses machines est endommagée par un salarié de la société B lors de ce transport. L’assurance de la société A rembourse cette dernière du montant des réparations de la machine et agit en dommages et intérêts contre la société B afin d’en recevoir le paiement.
La société B attaque l’arrêt d’appel dans lequel les juges considèrent que les clauses limitatives de responsabilité issues du contrat conclu entre la société A et la société B sont inopposables, donc ne s’appliquent pas, à l’assurance de la société A (qui est tiers à ce contrat).
La Cour de cassation casse et annule l’arrêt d’appel et énonce clairement que le tiers est limité dans la réparation de son dommage, car il se voit appliquer les conditions et les limites prévues au sein d’un contrat duquel il est étranger.
POUR RAPPEL : la Cour de cassation “casse et annule” l’arrêt de la cour d’appel lorsqu’elle ne va pas dans le sens de sa réflexion. La Cour de cassation étant juge du droit, elle n’est pas en accord avec l’interprétation des textes juridiques faite par la cour d’appel et donc les arguments juridiques avancés par cette dernière.
I) Quels sont les principes généraux du droit des contrats
Par principe, le contrat ne crée d’obligations qu’entre les parties, et les tiers ne peuvent pas en demander l’exécution ni être contraints de l’exécuter (article 1199 du Code civil).
Toutefois, le contrat ne peut pas et ne doit pas servir d’alibi pour nuire impunément aux tiers, or, ils peuvent subir des dommages liés à un contrat avec lequel il n’a aucun lien.
Ainsi, en matière de responsabilité civile, il a fallu développer des règles pour protéger les tiers, en principe exclus de tout lien avec le contrat, des inexécutions de l’une ou l’autre des parties qui lui causent un dommage.
En responsabilité civile, des règles absentes des textes ont été dégagées par la jurisprudence de la Cour de cassation pour protéger les tiers. Deux décisions ont été marquantes en la matière, en 2006 et en 2020, laissant toutefois plusieurs interrogations : l’arrêt de 2024 s’inscrit dans cette lignée jurisprudentielle tout en répondant à certaines de ces interrogations laissées en suspens.
II) Une jurisprudence divisée avant 2006
Entre les chambres de la Cour de cassation, deux points de vue se confrontent sur la question de la responsabilité des parties à l’égard des tiers :
- les chambres civiles font preuve d’une grande souplesse à l’égard des tiers. Si elles exigent d’abord des juges de relever une faute délictuelle indépendante de tout point de vue contractuel (Cass. 1ère Civ., 7 nov. 1962), elles acceptent ensuite des juges de simplement distinguer la faute délictuelle de l’obligation contractuelle du débiteur (Cass. 3ème civ., 5 déc. 1972), avant d'abandonner totalement cette exigence (Cass. 3ème Civ., 27 sept. 1984 ; Cass. 1ère Civ., 26 janv. 1999).
- la chambre commerciale continue de juger de façon rigide qu'un manquement contractuel ne suffit pas par lui-même à justifier la responsabilité du débiteur vis-à-vis du tiers, qui devait démontrer une faute délictuelle (Cass. Com., 17 juin 1997 ; Cass. Com., 5 avr. 2005).
C’est dans ce contexte que l’assemblée plénière de la Cour de cassation intervient une première fois en 2006, choisissant de protéger les tiers.
III) Une jurisprudence surprotectrice des tiers
Dans l’arrêt dit « Bootshop » du 6 octobre 2006, l’assemblée plénière de la Cour de cassation énonce ce qui deviendra le principe en la matière :
« le tiers à un contrat peut invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel dès lors que ce manquement lui a causé un dommage ».
Ainsi, les tiers à un contrat ayant subi un dommage lié à celui-ci ont la possibilité d’engager la responsabilité délictuelle du débiteur de ce contrat en invoquant son manquement contractuel. L’inexécution contractuelle du débiteur est assimilée à une faute délictuelle, instaurant une réelle facilité probatoire.
Réaffirmée puis totalement remise en question (Cass. 3ème. Civ., 18 mai 2017) cette position dû être une nouvelle fois confirmée par l’assemblée plénière de la Cour de cassation dans un tout aussi célèbre arrêt « Bois-Rouge » (Cass. Ass. plén., 13 janv. 2020) qui reprend mot pour mot le principe posé en 2006, en parfaite contradiction avec le projet de réforme de 2017 (article 1234). Cette solution est expliquée au sein de cet arrêt par la volonté de faciliter l'indemnisation du tiers à un contrat qui ne pourrait pas prouver une faute délictuelle.
Ces arrêts sont considérés comme très protecteurs des tiers pour la doctrine. En effet, la difficile démonstration d’une faute délictuelle disparaît au profit du manquement contractuel.
De nombreuses protections semblaient donc découler de ce principe large et flou, dont le fait que les clauses limitatives de réparation et les clauses compromissoires ne pourraient pas être opposées aux tiers car elles ne sont pas valables en matière délictuelle.
Le flou concernant les clauses du contrat dont le manquement peut être invoqué par les tiers a été levé par l’arrêt du 3 juillet 2024.
IV) L’arrêt raisonné de 2024
Dans l’arrêt du 3 juillet 2024, la Cour de cassation énonce que le tiers à un contrat qui invoque, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel qui lui a causé un dommage peut se voir opposer les conditions et limites de la responsabilité qui s'appliquent dans les relations entre les contractants.
En bref : dans l’arrêt commenté, l’assurance de la société A n’est pas partie au contrat conclu entre la société A et la société B, elle est donc tiers au contrat. La société B a endommagé une machine appartenant à la société A au cours d’une opération de manutention. L’assurance a remboursé la société A et réclame cette somme remboursée à la société B, qui a été à l’origine du dommage causé à la machine. Mais, l’assurance n’étant pas partie au contrat qui lie la société A et la société B, elle ne peut agir que sur le fondement de la responsabilité délictuelle pour être remboursée de la somme. Grâce aux règles qui régissent la responsabilité civile dans ces cas, l’assurance (tiers) peut se prévaloir du manquement contractuel de la société B (mauvaise manipulation de la machine, l’ayant cassée) pour que la société B rembourse à l’assurance la somme qu’elle a payé pour rembourser la société A. Toutefois, et l’arrêt en apporte la précision, l’assurance (tiers) sera confrontée aux clauses de limitation de responsabilité prévues au sein du contrat entre la société A et la société B (qui réduira par exemple le montant de son indemnisation finale) ou encore, aux conditions exigées pour engager la responsabilité de l’un des cocontractants.
Deux arguments justifient une telle décision :
- les prévisions du débiteur, qui a donné son consentement en considérant l’économie générale du contrat, dont les conditions et limites de responsabilité qui s’y appliquent ;
- le souci de ne pas mieux traiter le tiers que le créancier de l’obligation demandée, en lui supprimant totalement les aspects plus préjudiciables du contrat dans la réparation de son préjudice.
Cette décision se place dans une logique contractuelle, moins protectrice pour les tiers. En effet, elle permet le respect du contrat initialement conclu entre un débiteur et un créancier en ce que qu’ils sont en mesure de comprendre la portée exacte de leur engagement dès la conclusion du contrat. Cette décision permet de rétablir un juste équilibre entre la protection des tiers et le respect de l’économie du contrat.
Toutefois, la doctrine continue de s’interroger sur la portée de cet arrêt, qui ne précise pas la force d’attraction du contrat à l’égard du tiers : quid de la clause de juridiction, de la clause d'arbitrage, de la clause de loi applicable ? En effet, l’arrêt n’évoque que les « conditions et limites de la responsabilité qui s’appliquent dans les relations entre les contractants », sans préciser les autres clauses éventuellement concernées.
Article rédigé par COËTMEUR Chloélia, Elève-avocat titulaire d'un master 2 en droit privé